Les contes suspendus

Avec une régularité qui les honore, les auteurs de la série La tour de garde assurent les sorties annoncées. Voici donc le troisième et dernier volume de la sous-série Capitale du Sud, Les contes suspendus sous la plume de Guillaume Chamanadjian.

Attention à ceux qui voudraient lire la série et qui n’ont pas commencé, je ne peux pas faire autrement que spoiler gravement les précédents volumes …

Gemina, Capitale du Sud, ville qui place très haut les plaisirs de la table. A la fin du troisième volume la cité était à feu et à sang, et Nox, ex commis d’épicerie fine, protégé d’un Duc, sensible à la magie sous-jacente de sa ville est obligé de fuir avec son meilleur ami. Il va s’installer dans une vieille Tour de garde abandonnée depuis fort longtemps.

Mais les ennemis qu’il a laissés dans Gemina ne comptent pas le laisser tranquille, à commencer par sa redoutable sœur. Et il a également attiré l’attention des puissants de la Capitale du Nord. Il va lui falloir se battre pour installer l’utopie dont il rêve sur son domaine.

Nous entamons la dernière ligne droite et l’évolution de Nox va arriver à son terme. Ce qui est plaisant c’est que même si cette moitié de série est terminée, on aura sans doute encore de ses nouvelles dans le tout dernier volume à venir.

Sinon, c’est toujours aussi prenant. L’intrigue tient la route, on comprend de plus en plus de choses (mais pas tout), tout est cohérent. On est surtout très heureux de retrouver les personnages et curieux de voir comment les deux univers vont se retrouver à La Tour de Garde. Après la description de la montée du chaos dans les deux premiers volumes, c’est à celle de la construction d’une utopie que nous convie l’auteur, et c’est fort plaisant.

Un très grand plaisir de lecture qui ne se dément pas d’un volume à l’autre. Une belle histoire originale, intelligente et sensible. Plus que recommandable donc.

Guillaume Chamanadjian / Les contes suspendus, Capitale du Sud-3, Aux forges de vulcain (2023).

Le tournoi des ombres

Ce n’est que le second roman que je lis de Jean-Pierre Perrin, et c’est une nouvelle claque. Direction l’Afghanistan avec Le tournoi des ombres.

Charles, ancien commando longtemps en poste en Afghanistan, ancien proche de Massoud, s’est retiré en Bourgogne où il commence à faire du vin. Il est contacté par Judith, une romancière à succès qui veut écrire un livre sur l’épopée d’Alexandre le Grand dans ce pays, en prenant le point de vue de Roxane, la femme qu’il y a épousée. Elle lui demande de l’accompagner, pour la guider et la protéger, moyennant finances bien entendu. Charles accepte, chacun a ses raisons cachées.

Judith veut venger son ancien amant, flic de l’antiterrorisme qui s’est suicidé. L’homme responsable de son suicide serait dans ce pays. Quant à Charles, il a encore des comptes à régler avec un ancien criminel de guerre de l’époque de l’occupation soviétique. Leur voyage dans un pays en plein chaos les amènera à croiser la route d’un étudiant français à la recherche d’un manuscrit rare.

Premier choc dès la première phrase, une écriture superbe. La bise bourguignonne, le vent sur une passe en Afghanistan, et on est happé par le récit qui débute. Et ce n’est que le début. On est ensuite embarqués, à la suite de Charles et Judith dans un monde chaotique, à la fois magnifique, fascinant et dévasté par la guerre et l’absurdité.

Magnifique roman d’aventure au souffle puissant, des personnages inoubliables et une écriture qui fait défiler sous vos yeux émerveillés des paysages incroyables. Plaqué sur ce décor magistral, une situation humaine insupportable, dont on sent qu’avec la montée en puissance des talibans elle ne pourra qu’empirer. Une érudition constante qui ne se fait jamais pédante, une construction narrative prenante, un véritable talent pour les scènes d’action, et la montée de la tension vers un final époustouflant.

Il n’est peut-être pas nécessaire que j’en rajoute, j’espère que vous êtes convaincus, précipitez-vous sur Le tournoi des ombres.

Jean-Pierre Perrin / Le tournoi des ombres, Rivages (2023).

Hollywood s’en va en guerre

Encore un auteur que j’avais raté jusqu’à aujourd’hui et que je découvre avec son dernier roman publié. Hollywood s’en va en guerre d’Olivier Barde-Cabuçon.

Hollywood, septembre 1941. Vicky Mallone a voulu être actrice, elle s’est faite une raison et est devenue détective privée. Une privée qui picole, qui préfère les femmes, et qui travaille essentiellement pour des femmes. Cette fois on vient la voir pour un contrat assez particulier : Lala, l’immense star de la Metro s’est engagée dans un film qui va faire date. Un film qui pourrait inciter les US à entrer en guerre. Des photos lui ont été volées qui pourraient compromettre la réalisation et le lancement du film.

Vicky va se retrouver en pleine guerre entre une ligue d’extrême droite plutôt sympathisante du régime nazi qui ne veut pas que les US interviennent, des églises protestantes influentes, et des services secrets qui, comme toujours, ne jouent pas très franc.

Une très belle découverte pour moi, je me suis régalé. De toute évidence, l’auteur connait son sujet, et adore cette période hollywoodienne. On croise Bette Davis, Erroll Flynn, la grande Rita … Et tout cela est très bien fait, sans chercher à placer des noms, naturellement. Un plaisir. L’époque et les luttes politiques, l’ambiance des studios, la difficulté d’être différente, tout cela est documenté et très bien décrit.

Mais ce n’est qu’un ingrédient et on peut faire un très mauvais roman avec de bonnes connaissances historiques. Sauf qu’ici c’est un très bon roman. Avec une intrigue parfaitement menée, et le personnage de Vicky Mallone, à la fois très fidèle au cliché du privé hardboiled, et originale et différente. Un très beau personnage que l’on espère revoir un de ces jours.

Olivier Barde-Cabuçon / Hollywood s’en va en guerre, Série Noire (2023).

La somme de toutes nos larmes

Je découvre Jean-Christophe Boccou avec ce roman qui se déroule entre Paris et Haïti : La somme de toutes nos larmes.

Quelque part dans Paris la police trouve un prêtre perdu dans les rues, drogué, ayant perdu la tête. Hugo en charge de l’enquête recherche Nylah Dévereaux, dont le prêtre était le tuteur. La jeune femme, originaire d’Haïti est aujourd’hui agente de sécurité dans un supermarché en région parisienne.

Il va falloir remonter à un peu plus d’une dizaine d’année en arrière, en Haïti, pour découvrir le fin mot de l’histoire.

Sans être le polar de l’année, La somme de toutes nos larmes a de nombreux atouts qui en font une lecture agréable et instructive.

Pour commencer le mélange entre la France et Haïti est réussi. Les deux décors, les deux lieux fonctionnent. L’intrigue est bien menée. L’auteur arrive à pimenter son histoire d’une pincée de vaudou sans en faire trop et sans que cela devienne un Deus ex Machina trop facile. Et la description de la situation en Haïti est très bien faite, sans misérabilisme, sans concession, mais non sans humanité.

Donc c’est un bon polar qui se lit facilement grâce à une écriture claire et fluide, et que l’on lâche en ayant appris quelque chose. Il lui manque ce petit quelque chose, peut-être dans la construction des personnages, pour qu’il soit complètement envoutant et qu’il prenne aux tripes, mais c’est quand même du bon boulot.

Jean-Christophe Boccou / La somme de toutes nos larmes, Harper Collins/Noir (2023).

Un conte parisien violent

C’est le troisième roman de Clément Milian que je lis, et c’est à chaque fois une très belle surprise. Une fois de plus donc avec Un conte parisien violent.

Salomé, Sal, Gomme, Gamine, Salamandre … C’est la même. Une ado de 14 ans, garçon manquée, toujours sur sa planche, qui tourne sur la place Stalingrad où elle connait tout le monde. Les clodos, les paumés, les dealers. Elle y est chez elle, davantage que dans son appartement avec un père flic jamais là, une mère qui voyage et disparait des semaines sans donner de nouvelles, et une grande sœur qui a autre chose à faire que s’occuper d’elle.

D’autant plus que Sal est du genre cactus, majeur dressé et insulte à la bouche quand on veut lui donner un conseil ou seulement lui demander si ça va. Or cet été ça ne va pas fort. Ça fait vraiment trop longtemps que maman a disparu, Mamadou, son pote de la place part de plus en plus en vrille, et il fait chaud, très chaud. Et malgré tout, Sal n’a que 14 ans. Comme dit sa sœur Rose, tout ça va mal tourner.

Chapitres courts, langue qui claque, comme les reparties de Sal. Deux mois de la vie d’un microcosme, d’un lieu en train de changer. Tout cela au rythme frénétique d’une gamine virevoltante sur son skate qui n’a pas toujours conscience des risques qu’elle prend, toujours au bord de la falaise, comptant sur sa vitesse et sa vivacité pour s’en tirer.

Une gamine inoubliable, tout autant que quelques-uns des personnages qu’elle croise. On passe de l’horreur à l’enchantement, le lecteur qui voit le gouffre permanent que frôle Sal tremble et en même temps se laisse griser par son énergie.

Un texte superbe, une réussite de plus pour cet auteur. Ce serait très dommage de passer à côté.

Clément Milian / Un conte parisien violent, L’Atalante/Fusion (2023).

Kalmann

Une belle découverte à La Noire : Kalmann de Joachim B. Schmidt.

Raufarhöfn, petit port de pêche dans l’extrême nord de l’Islande. Un village qui se meurt depuis que les quotas de pêche des pêcheurs locaux ont été rachetés. Il reste quand même une petite école et un hôtel pour les quelques touristes qui, l’été, viennent voir le soleil de minuit.

Robert McKenzie est le roi du village. C’est lui qui a les quotas restants, il est propriétaire de l’hôtel, il a des projets touristiques. Mais Robert a disparu.

Et puis il y a Kalmann. La trentaine, vivant seul dans la maison de son grand-père qui est en maison de retraite. Kalmann est différent, excellent pêcheur de requins, chasseur, il n’a jamais pu suivre à l’école et se promène dans le village avec son chapeau, son étoile et son pistolet de shérif, souvenir d’un père américain qu’il n’a jamais connu. Kalmann qui n’aime pas la nouveauté va être servi : en chassant il tombe sur une grosse flaque de sang …

Une excellente surprise que ce roman. Ce n’est pas la première fois qu’un auteur utilise un narrateur différent de la norme pour proposer un regard décalé qui met en lumière ce qui, dans la vie de tous les jours, nous parait normal. On peut citer deux exemples illustres, le gamin narrateur de Fantasia chez les ploucs de Charles Williams, ou le fou héros de la série barcelonaise d’Eduardo Mendoza.

Ces deux références utilisent le décalage pour créer un effet humoristique, c’est moins le cas ici. On sourit certes, mais on est surtout très ému par le narrateur. Petit à petit on s’attache à Kalmann, on partage ses joies, ses espoirs et ses souffrances, on est témoins de sa grandeur. A travers son regard c’est tout un monde et un mode de vie que l’on voit disparaitre. C’est le choc avec le monde moderne, ses media, sa violence nouvelle opposée à une autre forme de violence, celle que l’homme est obligé d’exercer quand il doit vivre dans un milieu naturel dur et parfois hostile.

Et c’est également toute la beauté d’une nature respectée à la fois pour sa majesté et pour le danger qu’elle représente qui est révélée également à travers le regard au premier degré de Kalmann.

Ajoutons que l’intrigue qui prend son temps est très bien menée, avec une montée quasi imperceptible de la tension vers un final superbe. Un vraie belle réussite et une magnifique découverte pour moi.

Joachim B. Schmidt / Kalmann, (Kalmann, 2020), La Noire (2023) traduit de l’allemand (Suisse) par Barbara Fontaine.

Free Queens

Marin Ledun est de retour à la série noire avec Free Queens.

Quelques mois avant que le COVID ne bouleverse le monde la journaliste Serena Monnier se trouve avec les membres d’une association qui recueillent une jeune prostituée nigériane Jasmine Dooyum. Marquée par son témoignage, elle décide d’aller sur place, enquêter auprès des associations féministes qui se battent dans le pays.

Son travail l’amène à s’intéresser au nord du pays où une marque de bière bien connue exploite de jeunes femmes et les prostitue pour promouvoir la consommation de ses produits. Elle va s’apercevoir que dans cette zone où la corruption règne, son statu de journaliste européenne blanche ne sera pas suffisant pour la protéger.

Un sacré bon polar solide, documenté et enragé comme sait bien nous en offrir Marin Ledun. Il est en colère et révolté, cela se sent, mais il n’oublie jamais qu’il est aussi un auteur de polar et s’attache à construire de vrais personnages et à soigner son intrigue.

Un peu à la manière d’une Dominique Manotti, il s’appuie de toute évidence sur une solide documentation, nous instruit, mais reste un romancier. Free Queens n’est pas un essai, ni un pamphlet, ni une enquête journalistique. C’est un bon gros roman noir, avec du suspense, de la tension, des scènes d’action convaincantes, aucun angélisme, un regard très critique à la fois sur la corruption, sur le clientélisme local et sur le rôle dans ce système des sociétés européennes.  Et même sa journaliste, pourtant animée des meilleures intentions du monde se fait secouer.

Intelligent, salutaire et rageant.

Marin Ledun / Free Queens, Série Noire (2023).

Colombian Psycho

Revoici Santiago Gamboa et les personnages déjà rencontrés dans Des hommes en noir. Ils reviennent dans Colombian Psycho.

Bogota, l’hiver, il pleut. Il pleut beaucoup même. Et ce sont les torrents de pluie qui mettent à jour des ossements, deux bras et deux jambes. Mais où est dont le reste ? Là une première surprise de taille attend le procureur Jutsiñamuy. Dans une enquête qui va rapidement se révéler beaucoup plus complexe et dangereuse qu’il n’y paraissait, il va avoir besoin de l’aide de la journaliste Julieta et de son assistante, ancienne de FARC, Johana. Une enquête qui va remettre en lumière les années de guerre sanglante et les exactions des paramilitaires.

Attention, gros roman, bien dense, de presque 600 pages. On y croise des fous de dieu, une voyante, l’écrivain Santiago Gamboa, un pseudo chamane … Pourtant l’intrigue est bien maîtrisée et le lecteur suit facilement les méandres de l’enquête. On prend beaucoup de plaisir à retrouver des personnages surement représentatifs de la société colombienne mais qui sont assez inhabituels pour le lecteur français. Les personnages secondaires sont également très réussis. Les dialogues fonctionnent bien. Donc au premier degré de lecture c’est un plaisir.

Et puis il y a Bogota et la Colombie. Un pays qui n’a pas encore pansé ses blessures (et c’est bien normal, elles sont récentes). Un pays où l’armée ne semble pas avoir purgé ses liens avec les milices paramilitaires, un pays qui semble ne pas accepter totalement le processus de paix.

Et en même temps un pays qui ressemble à tant d’autres, où ceux qui ont le fric et le pouvoir en veulent toujours plus et se considèrent comme au-dessus des lois. A la fois lointain, exotique, et désespérément familier.

Santiago Gamboa / Colombian Psycho, (Colombian Psycho, 2021), Métailié (2023) traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry.