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Plus bas dans la vallée

Un nouveau Ron Rash c’est toujours une bonne nouvelle. Quand en plus on a droit au retour de Serena, on frétille. Plus bas dans la vallée est constitué d’une belle novella et de 6 nouvelles.

Serena Pamberton revient pour quelques jours du Brésil. Elle s’est engagée, sous peine de surcoût financier, à finir de raser ce qu’il reste de la concession avant de revendre tout son matériel. Un pari qui semble intenable. C’est mal connaître Serena et son âme damnée Galloway, incarnations impitoyables du capitalisme le plus brutal.

Les six nouvelles qui suivent alternent entre l’humanité réconfortante de Le dernier pont brûlé, l’humour noir de Une sorte de miracle qui met en scène quelques bras cassés des plus réjouissants, ou le sud historique de Les voisins. A une certaine âpreté (voire une âpreté certaine) de L’envol ou Le baptême, répond la sérénité souriante de Leurs yeux anciens et brillants.

Je ne sais pas dire s’il est facile d’apprécier pleinement la longue novella qui ouvre ce recueil si l’on n’a pas lu Serena. D’un autre côté, je ne vois pas bien pourquoi on se passerait du bonheur de lire ce chef d’œuvre de Ron Rash, je ne peux que vous renvoyer à mon billet enthousiaste de l’époque de sa sortie.

On retrouve ici toute la brutalité pure du personnage qui déclare à une journaliste qui lui demande quand elle compte s’arrêter : « Quand le monde et ma volonté ne feront plus qu’un. » Certes on peut regretter que cela soit si court, on en aurait bien repris un peu tant le récit, vu par les bucherons qui subissent la folie de leur patronne est saisissant. Mais ce qui est pris est pris, et le retour de ce personnage emblématique reste plus puissant et remarquable, en une centaine de pages que bien des pavés dont on nous assomme.

Les nouvelles qui suivent permettent de compléter la palette du maître, pleines d’humanité, de sourires et surtout de complexité, avec des personnages qui, pour certains, ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire, et qui se trouvent face à des décisions complexes ou le bien et le mal ne sont pas si faciles à différencier. Là aussi cela change agréablement des pavés formatés où tout est si simple.

Pas le Ron Rash le plus marquant peut-être mais cela reste très clairement le haut du panier. Et lisez Serena si ce n’est déjà fait.

Ron Rash / Plus bas dans la vallée, (In the valley, 2020), La Noire (2022) traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

Ron Rash à La Noire

Je ne vais pas faire dans l’originalité, et comme plusieurs blogueurs amateurs de noir je vais me réjouir ici de deux choses : le retour de La Noire de chez Gallimard et un nouveau roman de Ron Rash : Un silence brutal.

RashQuelque part dans les Appalaches, une petite ville. Le shérif est à quelques jours de prendre sa retraite. Tucker exploite un relais de luxe pour les clients riches qui veulent s’initier à la pêche. Becky est garde du parc, qu’elle connait comme sa poche, et poétesse à ses heures. Gerald, colosse au cœur fragile s’accroche à 70 ans à sa propriété qu’il refuse de vendre.

Dans les vallées certains font pousser de la marijuana avec l’accord du shérif, d’autres montent des labos de fabrication de cristal de meth et la commercialisent dans ces zones ravagées par la pauvreté.

La routine, jusqu’au jour où Tucker accuse Gerald avec qui il est en conflit d’avoir déversé du kérosène dans sa partie de rivière pour tuer ses truites. Tout semble accuser le vieil homme, mais le shérif, et surtout Becky, savent qu’il ne peut avoir tué ces poissons qu’il aime tant.

Ron Rash n’a pas besoin d’écrire un pavé plein de fusillades, d’effets pyrotechniques, de poursuite à travers le globe pour passionner ses lecteurs. L’intrigue est simple et pourtant prenante, mais ce qui compte c’est tout le reste.

Le constat est sombre, le fric, la pauvreté, le refuge dans la drogue qui transforme une jeunesse paumée en zombies, la perte du lien familial. Sans effets spectaculaires, sans héros invincible ni assauts à grands renforts fusillade, sur une ou deux scènes inoubliables Ron Rash arrive à créer une tension quasi insoutenable, à faire percevoir le silence angoissant avant la découverte de …

Heureusement des pages sereines dans la nature, une conversation tranquille sur une terrasse ensoleillée face à la rivière viennent illuminer cette noirceur. Et toujours chez Ron Rash la très belle description de personnages complexes, loin de tout manichéisme, des personnages sculptés par des passés qu’il nous laisse entrevoir par petites touches.

Bref toute l’humanité, la lucidité et la tendresse d’un auteur qui s’affirme, roman après roman.

Ron Rash  / Un silence brutal (Above the waterfall, 2015), Gallimard / La Noire (2019), traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

Ron Rash pour une rentrée réussie

Un premier roman de la rentrée, pour démarrer en douceur avec un grand monsieur : Par le vent pleuré de Ron Rash.

RashUne petite ville de province perdue aux US de nos jours. La dernière crue de la rivière révèle des ossements. Ceux d’une jeune fille disparue à l’automne 1969. Ligeia, 17 ans, envoyée par des parents dépassés chez son oncle très religieux. Ligeia qui a déjà vécu l’été hippie et qui, dans cette communauté où les nouveautés mettront un an à arriver tombe sur deux frères, Bill et Eugene, élevés par leur mère et leur grand-père tyrannique, médecin influent de la ville.

Bill l’ainé réussit tout, il sera un grand chirurgien, Eugene est laissé de côté par le grand-père qui l’ignore. Les deux vont tomber amoureux de Ligeia, jusqu’à sa disparition en octobre. 50 ans plus tard, l’enquête pourrait révéler des secrets enfouis depuis cet automne 69.

Je ne sais pas si c’est la première fois qu’on peut faire un parallèle entre un roman de Ron Rash et ceux de Thomas Cook, mais cette fois ça m’a frappé de plein fouet. Si je l’avais lu sans en connaître l’auteur, j’aurais pu parier que le grand Cook en était l’auteur (ce qui n’est pas un critique, bien au contraire).

En y réfléchissant, on trouve des parentés entre ces deux auteurs. Ils parlent de traumatismes du passé, d’affaires de familles, de petites villes ou de petites communautés refermées sur elles-mêmes. Mais jamais la ressemblance ne m’avait sauté aux yeux comme cette fois.

Peut-être parce que ce roman est moins âpre que ceux que j’avais lus avant, parce qu’il évoque, dans une coloration sépia, des moments heureux, une innocence perdue. Parce que les allers retours en présent et passé sont imbriqués comme ceux de Cook …

Quelles que soient les raisons, c’est un superbe roman, poignant, émouvant qui remet en lumière une époque révolue où les évolutions de la société pouvaient mettre des mois à atteindre certains coins d’Amérique. Avec un personnage féminin inoubliable à la baby doll, à la fois femme fatale et victime, émouvante et manipulatrice, et l’éternelle confrontation entre deux frères, avec sa violence, ses non-dits, mais également ses souvenirs de complicité passée et sa tendresse.

Une bien belle façon d’attaquer la rentrée de septembre.

Ron Rash / Par le vent pleuré (The risen, 2016), Seuil (2017), traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

Un des premiers Ron Rash

Vous avez déjà lu un peu partout tout le bien qu’il fallait penser du dernier roman de Ron Rash traduit en France : Le chant de la Tamassee. Est-ce une raison pour ne pas ajouter mon grain de sel ? Non. Le voici donc.

RashLe comté d’Oconee, entre le Caroline du Sud et la Géorgie, ses montagnes, sa rivière sauvage protégée comme un espace naturel intouchable : la Tamassee. Jusqu’à ce que le petite Ruth Kowalski, douze ans, se noie et reste coincée sous le ressaut d’une cascade. Impossible pour les sauveteurs locaux de sortir le corps de là.

Le père, un homme d’affaire de l’Illinois, décide de faire appel à des spécialistes capables de détourner, momentanément, le lit d’une rivière. Un conflit éclate alors entre les écologistes locaux qui, s’appuyant sur le décret de protection, refusent que l’on touche à la rivière, la famille de Ruth qui a de puissants appuis politiques, et les habitants de cette zone montagneuse qui connaissent bien la rivière mais que tout le monde traite comme des ploucs.

C’est dans ce contexte que Maggie Glenn, jeune photographe originaire de l’Oconee va être envoyée avec un collègue journaliste couvrir l’affaire qui est en train de prendre un tour national. Pour Maggie, plus qu’un simple travail, c’est le retour vers son village et son père avec qui elle n’a pas réglé tous ses comptes. Tout est en place, le grand cirque médiatique peut commencer.

Est-ce que je suis d’accord avec tout ce qu’on peut lire ici ou là sur ce vieux Ron Rash (puisqu’il a été écrit en 2004, bien avant certains autres déjà traduits) ? Oui. Oui bien sûr, et pour les raisons évoquées ailleurs : Très belles descriptions d’un coin de montagne perdu. Des personnages qui sont tous respectés, sans caricature et sans outrance, chacun dans son humanité. Des personnages qui évoluent, et sur lesquels notre regard évolue, au fur et à mesure qu’ils se révèlent. Un conflit complexe que l’auteur ne simplifie jamais, et pour lequel il sait parfaitement exposer, sans discours pénible mais avec une grande justesse et beaucoup d’émotion et d’empathie les intérêts et les valeurs des uns et des autres.

C’est d’ailleurs tellement bien fait que le lecteur, comme le personnage de Maggie, peut être amené à changer d’avis au cours de sa lecture, et je ne suis pas du tout certain que nous finissions tous avec en tête avec la même idée de ce qu’il aurait fallu décider. Ce qui, il faut l’avouer, est très fort.

Juste une remarque, même avec toutes ces qualités, ce n’est pas mon Ron Rash préféré. Serena et Une terre d’ombre ont, me semble-t-il, plus de force, ils m’ont davantage secoué et mis les tripes à l’envers. Peut-être parce qu’il mettent davantage en scène la méchanceté, la mesquinerie et le pouvoir de nuisance … Mais je dois aussi dire que ce sont deux romans que je place très très haut dans mon panthéon littéraire (tout petit panthéon).

Et il faut lire Le chant de la Tamassee.

Ron Rash / Le chant de la Tamassee (Saint at the river, 2004), Seuil (2016), traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

Des nouvelles de Ron Rash

Une dernière lecture en retard et après, promis, j’attaque la rentrée. Je ne pouvais pas mieux finir l’été qu’avec Incandescences, le recueil de nouvelles de l’américain Ron Rash.

RashDe la guerre de sécession à nos jours, en passant par la crise de 29 et le retour de la seconde guerre mondiale, douze nouvelles, essentiellement rurales, qui frappent directement au cœur.

Des êtres qui dérapent comme cette femme, frappée par le deuil, qui fait une fixation sur les jaguars, ou cet homme, universitaire, qui ne peut, malgré sa vie de citadin, se débarrasser de ses peurs et de ses croyances de fils et petit-fils de paysan. Des êtres rendus durs par la pauvreté, la misère ou la guerre.

Les temps difficiles qui se déroule au moment de la grande crise dans un vallon semblable à celui de Une terre d’ombre est bouleversante. Portrait poignant d’une femme rendue si dure par la bataille quotidienne contre la faim, et portrait qui prend aux tripes d’un homme qui tente, quand même, de vivre avec elle sans perdre quelques éclats de générosité.

C’est encore une femme forte qui clôt le recueil avec Lincolnites, dure et forte non par choix, mais par nécessité vitale.

Entre les deux, magnifiques pages sur le retour au pays d’un soldat, sur le désarroi d’un vieil homme dépouillé du peu qu’il a, terrible portrait d’un coin perdu où le fils vole et terrifie ses parents, sur un homme qui ne peut rien faire pour ne pas perdre sa femme, et d’une femme prête à tout pour ne pas perdre son mari …

Il y a des histoires de folie, de douleur, d’amour et de dignité. C’est dépouillé, limpide, tranchant et émouvant. Un concentré de la beauté et de l’humanité de l’écriture de Ron Rash. Magnifique.

Ron Rash / Incandescences (Burning bright, 2010), Seuil (2015), traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

Ron Rash, Une terre d’ombre

En quelques années et autant de romans, Ron Rash s’est installé dans le paysage. Une terre d’ombre, son dernier roman traduit, confirme sa place dans le roman noir américain rural, au côté d’auteurs comme Daniel Woodrell, Larry Brown ou Chris Offut.

RashEté 1918. Dans un vallon perdu et sombre, d’un coin paumé des Appalaches, Laurel et son frère Hank tentent de faire vivre la ferme familiale. Les deux sont marqués : Hank a perdu une main dans les tranchées. Laurel est mise à l’écart de la communauté, victime de la connerie et de la superstition : une tâche de naissance la fait passer pour une sorcière aux yeux des voisins. Pour compléter le tableau, à quelques rares exceptions près, tous pensent que ce vallon toujours à l’ombre est maudit. A l’entrée de l’automne, alors que Laurel redoute l’hiver à venir, ils recueillent Walter, un jeune homme muet trouvé dans les bois. Muet, mais musicien et capable de tirer une musique divine de sa flute en argent. Une possibilité de bonheur ? C’est sans compter, une fois de plus, sur l’ignorance, la bêtise et l’envie.

Cela va devenir une évidence de l’écrire, mais c’est encore un très grand roman de Ron Rash. Qui boucle (un peu) avec son premier traduit en France, puisqu’il s’ouvre sur la prospection d’un homme qui vient inspecter une vallée qui sera engloutie sous les eaux d’un barrage (thème de Un pied au paradis).

Encore donc un superbe roman, beau, émouvant, humaniste, rageur, lucide, lyrique … Les adjectifs manquent. L’auteur écrit une magnifique histoire d’amour, ainsi qu’un roman sur le travail d’une terre âpre et dure. Il excelle autant dans les descriptions d’un paysages austère qui peut, à l’occasion, s’embellir de façon inespérée sous un rayon de soleil que dans celles du moment hors du temps d’un partage musical. Et à côté de cette grandeur et de ce lyrisme, l’horreur de la bêtise, de l’ignorance, de la superstition et de la méchanceté est d’autant plus forte.

Car il y a tout ça dans Une terre d’ombre. La dignité d’êtres humains, dignité du travail partagé dont on est fier, dignité de la soif de connaissance, dignité de la résistance à la bêtise et à la pression de la masse. Et leur indignité quand ils jouent sur les ressorts les plus misérables de l’âme, les peurs, les envies, la lâcheté, le rejet de l’autre, quelle que soit sa différence.

C’est parfois beau à pleurer, la fin inéluctable (et annoncée) est d’une bassesse et d’une veulerie à vomir, c’est tellement représentatif de l’humanité d’hier et d’aujourd’hui dans sa complexité, de ce qui nous fait aimer, haïr, admirer et mépriser les hommes … C’est un très grand roman.

Ron Rash / Une terre d’ombre (The cove, 2012), Seuil (2013), traduit de l’américain par Isabelle Reinharez.

Ron Rash, Le monde à l’endroit

Suite des lectures de rentrées avec Le monde à l’endroit de l’américain Ron Rash. On l’avait découvert avec Un pied au paradis, très bon polar même si je n’avais pas entièrement partagé l’avis de ceux qui annonçaient un chef-d’œuvre. J’avais ensuite été complètement emballé par Serena le suivant. Ce dernier confirme l’entrée de Ron Rash dans le cercle restreint des auteurs que je suivrai jusqu’au bout, quoiqu’il arrive.

RashTravis Shelton, 17 ans ne sait pas quoi faire de sa vie dans ce coin des Appalaches. Un père, cultivateur de tabac n’est jamais content de lui, il a laissé tomber le lycée, et ses copains ont pour seules activités : picoler, gober des cachets, et rouler. Autant dire que son avenir semble bouché.

Il croit avoir une chance quand il tombe, en pêchant dans un coin perdu, sur des pieds de cannabis. Une récolte clandestine lui rapporte un peu d’argent, mais à sa troisième visite il tombe sur le propriétaire des plants et la rencontre se termine mal.

Une dure leçon, mais aussi l’occasion de rencontrer un marginal, ancien prof, qui va réussir à lui donner le goût du savoir et lui révéler l’histoire sombre de ce coin perdu au temps de la guerre de sécession.

Grand texte. Inutile d’ergoter pour savoir si c’est un polar, un roman noir, un roman social … C’est un grand roman, point. Ron Rash dans la lignée directe d’auteurs comme Erskine Caldwell (la référence à La route du tabac semble … évidente), ou, plus proches de nous, du regretté Larry Brown ou de l’immense Daniel Woodrell. Voilà c’est dit. Non seulement il fait partie de cette famille, mais il en est un digne représentant.

Même intérêt pour les oubliés du rêve américain, tellement oubliés qu’on ne croirait jamais être dans le même pays. Même écriture limpide, âpre qui sait aussi se faire poétique et lyrique. Même empathie sans complaisance pour les personnages, perdants condamnés d’avance et qui pourtant se battent jusqu’au bout. Même capacité à créer des personnages inoubliables, victimes certes, mais pas victimes consentantes, décrits avec une grande humanité mais sans angélisme.

Ajoutons ici un regard sur la passé et ses fantômes, regard d’autant plus intéressant que pour le lecteurs français, les plaies de la guerre d’Espagne, d’Algérie ou du Vietnam sont « connues », mais, à part parfois chez James Lee Burke, on n’imagine pas que la guerre de Sécession puisse encore avoir laissé des traces. Et pourtant, quelle traces, et quelle superbe façon de les rendre palpables !

Pour finir, la progression dramatique parfaitement maîtrisée malgré l’apparente lenteur du récit. Bref vous n’avez aucune excuse, lisez Ron Rash.

Ron Rash / Le monde à l’endroit (The world made straight, 2006), Seuil (2012), traduit de l’américain par Isabelle Reinharez.

Serena ou le capitalisme à l’état brut.

J’avais bien aimé le premier Ron Rash traduit en français, Un pied au paradis. Une belle découverte même si je j’étais moins enthousiaste que d’autres critiques qui y voyait un chef-d’œuvre. Avec Serena, j’ai le sentiment qu’il franchit un cap. D’ors et déjà, ce roman restera pour moi comme l’un des plus marquants de l’année.

1930, du côté des Appalaches, la crise a jeté des milliers d’hommes et de femmes sur les routes, une véritable aubaine pour ceux qui cherchent une main d’œuvre docile et bon marché. C’est le cas de Serena et George Pemberton qui exploitent (le terme est faible !) une concession forestière. Leur but, tout couper, le plus vite possible, pour passer à la concession suivante, et surtout pour réaliser le rêve de Serena : aller dévaster les inépuisables forêts brésiliennes. Tant pis si le taux de mortalité est particulièrement élevé, les chômeurs font la queue pour remplacer les morts. Tant pis si un projet de parc national est en vue : corruption, menaces et meurtres le ralentiront. Et malheur à celui ou celle qui tenterait de s’interposer entre Serena et ses plans …

Peu de romans ont réussit à incarner de façon aussi saisissante la folie meurtrière, dévastatrice et prédatrice du capitalisme à l’état brut. Peu de personnages ont pu le symboliser avec autant de force que Serena. Elle est effrayante, avec son aigle et son âme damné, exécuteur des basses œuvres … Effrayante dans son inhumanité, dans son intransigeance, dans sa faim de destruction d’une atroce pureté. Serena veut tout avaler, pas pour en tirer du profit, pas pour en tirer du pouvoir, simplement parce que c’est là, à sa portée. Une faim primaire, non raisonnée, avec laquelle aucune discussion n’est possible. Serena, incarnation du capitalisme, c’est le feu, qui brûle tout, tant qu’il y a des choses à brûler, sans raison, sans motif, sans se soucier de ce qu’il deviendra quand il aura tout brûlé. Il brûle parce que c’est sa nature. Absolument effarant, absolument convainquant.

Mais ce n’est pas tout. Dans sa description des conditions de vie juste après la grande crise,Ron Rash se pose en digne héritier d’un Steinbeck ou d’un Caldwell. Avec la même âpreté dans la description de la condition ouvrière, avec la même proximité qui nous fait sentir la pluie, la boue, le froid et la faim.

Et dans le même temps, sans avoir l’air de rien, il construit son intrigue, autour d’une traque qui tarde à émerger mais qui n’en est que plus brutale et plus intense. Une traque d’autant plus prenante que la victime est totalement innocente et sans défense, et que le chasseur est un véritable figure de cauchemar, quasi mythologique.

La langue est à la hauteur. Elle rend magnifiquement les derniers reflets de la beauté détruite, la froideur des prédateurs, l’atroce horreur de la dévastation. Construit comme une tragédie antique (avec son chœur de bucherons qui commentent régulièrement l’action),Serenanous amène, lentement mais inexorablement vers la destruction totale.

Magistral.

Ron Rash / Serena (Serena, 2008), Le Masque (2011), traduit de l’américain par Béatrice Vierne.

Ron Rash, Un pied au Paradis et un pied en Enfer

C’est sur le blog de Marc Villard que j’ai remarqué Un pied au paradis de Ron Rash. Ce qu’il en disait m’a donné envie, je n’ai pas été déçu.

Nous sommes dans les années cinquante, quelque part à la frontière entre la Caroline du Nord et la Caroline du Sud. Une terre qui fut enlevée aux Cherokee. Les paysans qui la travaillent sont sur le point d’en être dépossédés à leur tour. La compagnie électrique Carolina Power rachète les terres pour construire un barrage. C’est dans cette atmosphère tendue que le shérif Alexander, fils et frère de paysans, enquête sur la disparition de Holland Winchester, un ancien soldat fauteur de troubles. Un drame raconté à cinq voix, par le shérif, son adjoint et trois des protagonistes.

Etonnant comme cette description de l’Amérique rurale des années cinquante ressemble à celle des années trente de Steinbeck ou du Honky Tonk Man de Eastwood. Même âpreté, même dureté au travail, même attachement à une terre pourtant difficile, même sensation d’être dans un pays qui n’a rien à voir avec les grandes métropoles.

Tout cela très bien rendu par une langue qui colle au parler rural. L’auteur est prof d’université, mais son écriture sonne vrai, les dialogues fonctionnent parfaitement, sans qu’on n’ai jamais l’impression d’être face à un exercice artificiel.

Et c’est cette écriture, et le changement de narrateurs, qui rend aussi tangibles les non dits d’une époque et d’un lieu qui ne se prêtaient pas à l’expression des sentiments. Qui rend tangibles le poids de la religion, des superstitions et du regard des autres. Qui rend tangibles aussi la relation à la terre, l’odeur de la pluie, la douleur après un journée de boulot, la texture de la terre, le goût d’un pain de maïs, le désespoir devant la sécheresse et le bonheur quand enfin la pluie vient sauver la récolte, et par là même la survie d’une famille.

C’est âpre, rugueux comme du Larry Brown (même si Ron Rash n’a pas la même densité ni la même puissance), avec cette façon qui était la sienne de raconter les histoires de gens dont on ne parle jamais, qui ne sont jamais les héros de rien, et de les rendre passionnantes et émouvantes.

Une belle découverte.

Ron Rash / Un pied au paradis, (One foot in Eden, 2002) Editions du Masque (2009), traduit de l’américain par Isabelle Reinharez.