Je n’avais pas arrêté de lire, j’avais juste attaqué un monument qui demande du temps et de la concentration. Mais la lecture de Tokyo revisitée de David Peace rend au centuple les efforts consentis.
1949, dans une ville sous occupation américaine, Sadanori Shimoyama, nouveau président des chemins de fer japonais est assassiné. Dans un pays en proie à la misère, à la lutte contre le parti communiste, à la haine des étrangers, nombreux étaient ceux qui voulaient la peau du trop honnête Shimoyama. A commencer par les 100 000 cheminots que les autorités américaines, soutenues par les grands patrons japonais l’obligent à licencier.
Entre 1949, 1964 à la veille des JO, et 1988 année de la mort de l’empereur, trois hommes vont enquêter sur ce meurtre : Harry Sweeney, flic américain originaire du Montana, Murota Hideki, privé chargé de retrouver un écrivain fasciné par l’affaire Shimoyama, et finalement Donald Reichenbach, traducteur, en poste à Tokyo pour le compte de l’espionnage américain depuis 1948.
La lecture de Tokyo revisitée demande donc du temps, et même du temps de cerveau disponible car il faut un minimum de concentration. Non que l’histoire ou l’écriture soient compliquées. Mais le style, hypnotique, incantatoire donne envie de s’arrêter souvent, et presque de lire à haute voix pour vérifier comment le rythme que l’on sent, qui transporte, fonctionne à l’oral. A ce sujet deux remarques. La première, chapeau monsieur Jean-Paul Gratias. Garder en changeant de langue cette qualité rythmique plus proche de la poésie que de la prose, respect et admiration. La deuxième, j’ai raté la rencontre avec David Peace à Toulouse, mais il parait que le voir et l’entendre lire son texte est une expérience marquante.
Je suppose que l’on peut être immédiatement expulsé du bouquin si on n’est pas emporté par le flot. Et d’ailleurs habituellement je préfère les styles qui font dans la simplicité et la fausse impression d’évidence que ceux que l’on pourrait qualifier de plus « littéraire » (parce que c’est aussi très littéraire de faire simple). J’adhère la plupart du temps à la maxime d’Elmore Leonard, « si ça ressemble à de l’écrit, alors je réécris ». Mais là, exceptionnellement, j’ai été emporté et fasciné.
Il est d’ailleurs rarissime que je parle plus de style que d’intrigue, de fond ou de personnages. Ce qui ne veut pas dire que le fond n’est pas intéressant, bien au contraire. C’est pour moi une découverte, comme chaque roman japonais de l’auteur. La misère juste après la guerre, la guerre américaine contre le communisme exportée au Japon, le racisme envers les immigrés coréens, le paysage d’une ville puante, ravagée, le choix parfait de trois moments clés du récit … Tout est au diapason de l’écriture magistrale.
Alors si vous vous sentez d’attaque, si vous êtes prêts à vous plonger pendant quelques jours dans une lecture exigeante mais ô combien gratifiante, n’hésitez pas, Tokyo Revisitée est sans conteste un des grands romans de cette année.
David Peace / Tokyo revisitée, (Tokyo redux, 2021), Rivages/Noir (2022) traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias.