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Une étude en noir

On entre en léthargie avant les sorties de janvier. L’occasion de ressortir un recueil du maître John Harvey qui trainait depuis des lustres sur ma table de nuit : Une étude en noir.

On va découvrir Jack Kiley, ancien footballeur professionnel éphémère, ancien flic dans la police londonienne, devenu privé qui vivote avec une petite affaire de temps en temps. On va retrouver Franck Elder au moment où il quitte Londres, encore avec sa femme et sa fille. Et on va retrouver Charles Resnick à Nottingham, à différents moments de sa vie, souvent avec Lynn, toujours avec ses chats.

On va suivre quelques musiciens de jazz anglais pris dans la tourmente de l’héroïne. On va croiser des destins brisés, des amitiés dévastées par l’appât du gain, des gamines massacrées, un ancien d’Irak au bord du gouffre.

Et puis il y a la musique, un peu toutes les musiques, mais surtout le jazz, avec la voix bouleversante de Billie, les accords piquants de Monk, la virtuosité de Art, Bird et Dizzie.

Tout ce qu’on aime dans les romans de John Harvey se retrouve ici, concentré dans ces nouvelles. Son regard lucide sur la société anglaise, son empathie, son humanité dont ses personnages sont les porte-parole, son amour de la musique et des clubs de foot qui ne gagnent jamais, ou presque. Et l’apparente simplicité d’une écriture qui ressemble tant à la voix d’un ami en train de vous raconter une histoire.

A ne pas rater pour les fans du maître du procédural britanique.

John Harvey / Une étude en noir, (2010), Rivages/Noir (2018) traduit de l’anglais par Karine Lalechère et Jean-Paul Gratias.

Plus bas dans la vallée

Un nouveau Ron Rash c’est toujours une bonne nouvelle. Quand en plus on a droit au retour de Serena, on frétille. Plus bas dans la vallée est constitué d’une belle novella et de 6 nouvelles.

Serena Pamberton revient pour quelques jours du Brésil. Elle s’est engagée, sous peine de surcoût financier, à finir de raser ce qu’il reste de la concession avant de revendre tout son matériel. Un pari qui semble intenable. C’est mal connaître Serena et son âme damnée Galloway, incarnations impitoyables du capitalisme le plus brutal.

Les six nouvelles qui suivent alternent entre l’humanité réconfortante de Le dernier pont brûlé, l’humour noir de Une sorte de miracle qui met en scène quelques bras cassés des plus réjouissants, ou le sud historique de Les voisins. A une certaine âpreté (voire une âpreté certaine) de L’envol ou Le baptême, répond la sérénité souriante de Leurs yeux anciens et brillants.

Je ne sais pas dire s’il est facile d’apprécier pleinement la longue novella qui ouvre ce recueil si l’on n’a pas lu Serena. D’un autre côté, je ne vois pas bien pourquoi on se passerait du bonheur de lire ce chef d’œuvre de Ron Rash, je ne peux que vous renvoyer à mon billet enthousiaste de l’époque de sa sortie.

On retrouve ici toute la brutalité pure du personnage qui déclare à une journaliste qui lui demande quand elle compte s’arrêter : « Quand le monde et ma volonté ne feront plus qu’un. » Certes on peut regretter que cela soit si court, on en aurait bien repris un peu tant le récit, vu par les bucherons qui subissent la folie de leur patronne est saisissant. Mais ce qui est pris est pris, et le retour de ce personnage emblématique reste plus puissant et remarquable, en une centaine de pages que bien des pavés dont on nous assomme.

Les nouvelles qui suivent permettent de compléter la palette du maître, pleines d’humanité, de sourires et surtout de complexité, avec des personnages qui, pour certains, ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire, et qui se trouvent face à des décisions complexes ou le bien et le mal ne sont pas si faciles à différencier. Là aussi cela change agréablement des pavés formatés où tout est si simple.

Pas le Ron Rash le plus marquant peut-être mais cela reste très clairement le haut du panier. Et lisez Serena si ce n’est déjà fait.

Ron Rash / Plus bas dans la vallée, (In the valley, 2020), La Noire (2022) traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Reinharez.

La fabrique des lendemains

Fin du break SF avec un superbe recueil de nouvelles : La fabrique des lendemains de Rich Larson.

Petite introduction : s’il n’y a pas de titre en VO, ni de date de parution, c’est que ce recueil est le fait des excellentes éditions du Belial. Un beau travail d’édition qui a consisté à aller lire les quelques 200 nouvelles écrites par ce jeune auteur, né au Niger, ayant vécu un peu partout, pour sélectionner et faire traduire les 28 qui composent ce recueil.

Je ne vais pas vous faire un résumé nouvelle par nouvelle, je suis trop fainéant. Sachez que le recueil fait preuve d’une belle cohérence et qu’à part une nouvelle que je n’ai pas apprécié (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas bonne), je me suis régalé d’un bout à l’autre.

Bon nombre d’entre elles se déroulent dans un monde futur commun. La majorité nous parlent d’une humanité augmentée, soit biologiquement pour une nouvelle, plus généralement de façon électronique et informatique, à base de port et de vies virtuelles.

Dans tous les cas le monde décrit fait bien peu envie, et, malheureusement, semble un (in)digne prolongement du nôtre : les plus pauvres y sont obligés de vendre ou louer leur temps ou leurs corps pour le plaisir des plus riches, ou pour effectuer des travaux que personne d’autre ne veut faire. A leurs risques et périls bien entendu.

Toutes sont extrêmement bien construites, avec un sens consommé de la chute.

Le format court n’empêche absolument pas l’émotion, et à ce titre, la première nouvelle Indolore, et la dernière Faire du manège sont bouleversantes. L’auteur explore toute sortes d’altérité, de l’IA à une chimpanzé, met en scène une multitude de formes d’injustices plus révoltantes et malheureusement plus plausibles les unes que les autres, le tout avec une écriture d’une inventivité et d’une liberté totales, tout en étant toujours parfaitement compréhensible (à ce propos, il faut tirer son chapeau au traducteur).

Sans oublier deux nouvelles assez drôles, qui tranchent avec les thématiques du recueil, l’une en forme d’hommage souriant aux men in black, l’autre se déroulant sur la lune qui vous prendra complètement à contrepied dans la dernière phrase.

Bref, à moins d’être totalement allergique à la SF et aux nouvelles, un recueil à lire absolument.

Rich Larson / La fabrique des lendemains, Le Belial (2020) traduit de l’anglais (Canada) par Pierre-Paul Durastanti.

L’homme aux doigts d’or

Je continue à lire des nouvelles, françaises cette fois : L’homme aux doigts d’or de Marc Villard.

Que peuvent bien avoir de commun Edward Hopper, Monk, Miles Davis, Chet Baker, un cireur de chaussure de Lisbonne, une journaliste portugaise, ou un joueur de poker pris dans la révolution de Pancho Villa ? rien, si ce n’est qu’ils prennent vie, le temps de quelques pages, sous la plume de Marc Villard.

Si vous aimez le jazz, la peinture, la photo, New York ou Lisbonne, prenez le temps de vous perdre dans ces nouvelles. En quelques lignes un personnage et un lieu sont évoqués, vous voyagez dans le temps à travers le XX° siècle et dans le monde de Paris à Ciudad Juarez en passant par Lisbonne et New York. Vous croisez personnages connus et inconnus, tous deviennent familier le temps d’une nouvelle.

On ne présente plus Marc Villard, grand maître du genre avec son compère Jean-Bernard Pouy. Pas de Ping-Zag ou de Tohu-Pong cette fois mais un voyage où la saudade se mêle au bop, la peinture à la photo.  Un vrai plaisir.

Marc Villard / L’homme aux doigts d’or, Cohen&Cohen (2021).

Deux novellas de Ken Liu

Je complète mes lectures dans la collection une heure lumière avec deux novellas de Ken Liu.

La première, Toutes les saveurs, se déroule à Idaho City, au moment de la découverte de filons d’or dans la région, après la guerre de sécession. Un groupe de travailleurs chinois, venus originellement pour construire les chemins de fer s’installe dans la ville pour prospecter. Lilly Seaver, fille de Jack qui leur loue des baraquements est fascinée par les odeurs qui sortent de leurs cuisines en plein air. Elle le devient encore davantage quand elle fait la connaissance de Lao Guan, un géant barbu qui lui raconte les histoires de Guan Yu, le Dieu de la guerre, de Lièvre roux son cheval de bataille et de son épée Lune de Dragon.

La seconde, parue précédemment mais que j’avais ratée est de la pure SF : Le regard. Ruth Law était flic. Suite à un problème lors d’une intervention, elle a été virée et est maintenant privée. Elle vit avec une douleur et des remords qu’elle ne peut supporter qu’avec l’aide du Régulateur. Ce dispositif filtre ses émotions, gère son stress, et lui envoie l’adrénaline nécessaire si besoin. Le risque étant, quand on le laisse en marche trop longtemps, de se déshumaniser peu à peu. Quand une mère vient la chercher pour enquêter sur le meurtre de sa fille, elle sent peu à peu le passé la rattraper et l’emprise sur elle-même lui échapper.

Deux novellas très différentes l’un de l’autre. La première est un mélange de chronique de la découverte d’étrangers et de conte, un cocktail à base de whisky et d’alcool de riz comme le dit l’un des personnages. Un conte qui met en avant les différences, parfois inconciliables, mais qui accentue surtout ce qui unit tous les personnages. Un joli conte, qui met l’eau à la bouche, très légèrement épicé de ce qui est (ou pas) un élément fantastique.

La deuxième, purement SF est beaucoup plus sombre, bel exercice de style autour de la figure archi classique du privé hardboiled qui soit vivre avec ses traumatismes et ses fantômes. Les deux originalités ici sont, d’une part quelques éléments futuristes (que je vous laisse découvrir), et d’autre part d’avoir pour personnage une femme métisse.  C’est bien mené, bien glauque, un vrai petit polar à Chinatown.

Deux bonnes novellas, à mon humble avis pas au niveau du premier texte de Ken Liu publié dans la collection, mais il faut reconnaître qu’avec L’homme qui mit fin à l’histoire, Une heure lumière avait mis la barre très très haut. Mais deux excellentes novellas qui méritent leur place dans une collection assez remarquable.

Ken Liu / Toutes les saveurs, (All the flavors, 2012), Le bélial / Une heure lumière (2021) – Le regard (The regular, 2014), Le bélial / Une heure lumière (2019) traduit de l’anglais (USA) par Pierre-Paul Durastanti.

Presqu’îles

Les éditions Agullo éditent, si je ne m’abuse, leur premier recueil de nouvelles Presqu’îles. D’un nouvel auteur, bien connu des amateurs de polars qui suivent les blogs qui comptent, Yan Lespoux.

Le médoc. Pas celui de Pauillac, Margaux ou Saint Julien. Celui qui ressemble aux Landes. Les pins, l’océan, le surf et les baïnes, le sable, les étangs, les petites villes, les potes qui survivent et tournent plus au pastis et à la Kro qu’au grand cru.

Chasse, champignons, cuites, petits casses minables, piliers de bistro, et tous ces étrangers, bordelais, toulousains ou horreur, parisiens. Mais même les charentais, ou ceux du village d’à côté ne sont pas vraiment d’ici. Et de temps en temps, un qui essaie de partir, à la ville, ailleurs, mais qui en général ne va pas très loin, ou revient vite.

Amitiés, racisme ordinaire, bêtise quotidienne, l’humidité qui ronge les os, la beauté d’une matinée parfaite sur l’eau, un coin à girolles bien caché, les bières partagées lors d’un concert inattendu.

Autant de portraits courts, incisifs qui parleront à tous, du moins je le suppose.

Vu du Béarn et du Pays Basque où j’ai grandi, ou de Toulouse où je vis, le Médoc ou Bordeaux, c’est pareil, les doryphores immatriculés 33 qui venaient nous envahir en été, des sortes de Parisiens, des nordistes (le Nord commence à l’Adour). Mais l’océan, les potes landais, les périodes de champignons, de chasse (il manque le pèle porc, et les cris du cochon les matins fin automne début hiver, il font pas ça dans le Médoc ?), l’océan, la certitude qu’être de l’intérieur ou de la côte c’est PAS DU TOUT PAREIL, que les bayonnais ils sont pas comme nous, … bref toutes ces particularités que Yan rend fort bien, qui paraissent si locales, elles me parlent.

Ce qui est drôle c’est qu’alors qu’il décrit des coins que je ne connais pas, ses textes m’ont remis en mémoire des visages, des moments, des dialogues, directement vécus, ou racontés par mes parents. Local et universel, au moins universel à l’échelle de la campagne du Sud-Ouest, mais sans doute au-delà, je vous laisse juges.

On lit, sourire aux lèvres, l’écriture chante, on entend les dialogues, et s’il ne fait pas de cadeaux et maltraite autant les locaux que les touristes ou les nouveaux arrivants, Yan le fait sans mépris, sans les prendre de haut, avec tendresse, humour et une certaine mélancolie.

Yan Lespoux / Presqu’îles, Agullo (2021).

En quête de Jake

Encore un peu de SF/Fantastique en cette fin d’année. Entre l’auteur anglais China Mieville et moi, c’est un coup ça marche, un coup non (littérairement parlant of course). J’avais adoré The City and the city et Merfer, pas réussi à finir Kraken. Une valse hésitation qui s’est poursuivie avec son recueil de nouvelles En quête de Jake et autres nouvelles.

13 nouvelles et une novella rasssemblées ici, avec une véritable cohérence tant l’auteur, à chaque fois, introduit l’étrange, parfois horrible, parfois simplement autre, dans notre quotidien, ou plus précisément dans le quotidien des londoniens.

Une distorsion qu’il explique rarement, et jamais complètement, et la description de tranches de temps de ses personnages, souvent sans réelle conclusion. C’est ce qui rend difficile parfois d’accrocher au texte. Soit vous adhérer à l’idée de départ, qui est toujours très originale, souvent poétique, soit vous restez en dehors et vous n’avez plus grand chose à quoi vous raccrocher.

C’est ainsi que la première nouvelle, qui donne son titre au recueil, En quête de Jake, m’a laissé perplexe. Une ambiance d’apocalypse dans Londres, sans que l’on sache pourquoi, et sans que j’ai pu comprendre où l’auteur voulait m’amener. Ratée pour moi.

Même chose avec La piscine à balles où je n’ai pas compris le sujet de l’histoire, ou Le familier, ou la seule nouvelle illustrée Sur le chemin du front tant j’ai trouvé la mise en page et les dessins difficiles à lire, d’un simple point de vue de la typographie.

Mais il y a aussi des pépites qui m’ont emballé.

Fondations, qui voit un homme entendre ce que racontent les murs, et prévoir les catastrophes, pour le meilleur ou le pire. Une belle variation fantastique sur un événement réel bien sombre que je vous laisse découvrir.

De certains événements survenus à Londres qui exploite l’idée géniale de rues sauvages qui apparaissent et disparaissent au fil des siècles dans les grandes villes du monde.

Les détails, étrange plongée dans la folie d’une vieille femme qui se croit persécutée par les détails visibles dans tout motif autour d’elle (les nuages, les branches des arbres, les lézardes dans le mur …), à moins qu’elle n’ait raison.

Intermédiaire, variation autour de la responsabilité de chacun dans les événements du monde, au travers du fantastique bien entendu.

Mort à la faim quitte le fantastique pour la SF, avec la figure classique de hacker, confronté cette fois à une ONG qui exploite les bons sentiments et s’enrichit sur la faim dans le monde.

De saison pousse avec un humour très british la logique de la privatisation de tout, absolument tout, y compris … Noël. Où comment, par un retournement de situation très drôle, vouloir chanter Jingle Bell peut devenir un acte révolutionnaire.

Jacques est une belle nouvelle sur la résistance au pouvoir, dans un monde où les condamnés se voient « recréés » pour leur ajouter des appendices non humains qui les désignent immédiatement comme anciens délinquants.

Pour finir la novella, Tain, part d’une idée géniale : de l’autre côté des miroirs vivent des créatures qui sont obligés de se figer à notre image quand nous nous regardons dans une glace. Après des siècles d’esclavages, elles ont trouvé le moyen de passer de notre côté et de nous faire la guerre pour s’affranchir de cette tyrannie. Une idée assez géniale, bien racontée, malheureusement, de mon point de vue, la conclusion de l’histoire est un peu bancale. Peut-être lui a t’il manqué quelques chapitres pour en faire un vrai roman plus consistant.

China Mieville / En quête de Jake et autres nouvelles, (Looking for Jake and others stories, 2005), Outrefleuve (2020) traduit de l’anglais par Nathalie Mège.

Contes sages d’autres mondes et d’autres temps

Je découvre la collection « Contes des Sages » du seuil avec le recueil de Pierre Bordage : Contes des sages d’autres mondes et d’autres temps.

15 contes, présentés dans le premier comme le peu qu’il reste dans la mémoire extrêmement vieille d’une IA qui vogue dans l’Univers et ne comprend pas pourquoi son nom est drôle : Capitaine Mémo.

15 contes qui collent aux préoccupations habituelles de Pierre Bordage et aux différents thèmes de classiques de la SF. Ecologie, religion, voyage dans le temps, voyages dans l’univers, immortalité, IA, emprise des machines, apparitions de messies, réfugiés climatiques …

Le livre est très beau, d’un format inhabituel, belles illustrations et très agréable à tenir en main. Les contes font le minimum syndical, ils se tiennent, présentent leur « morale ».

Mais je pense que la nouvelle, et encore plus la nouvelle très courte, n’est pas le format qui permet à l’auteur de mieux exprimer son talent et son souffle. Je le préfère dans ses grandes sagas, quand il a la place et le temps développer ses imaginaires particulièrement puissants, de bien nous faire rentrer dans la peau d’une multitude de personnages.

Un recueil agréable sans plus donc, mais un joli cadeau pour quelqu’un qui ne serait pas grand lecteur et se trouverait plus à l’aise dans le format court, et trouverait là des histoires bien racontées, qui peuvent l’amener à réfléchir, le tout emballé de bien belle façon.

Pierre Bordage  / Contes des sages d’autres mondes et d’autres temps, Seuil (2020).

L’essence de l’art

C’est aussi chez Yossorian que j’ai entendu parler de ce recueil de nouvelles de Iain Banks : L’essence de l’art.

BanksAvant de lire l’article, je ne savais pas qu’il existait un recueil de nouvelles du génial écossais, reprenant, pour au moins trois d’entre elles, le cycle de La Culture. Les huit sont inégales, ne serait-ce que pour les suivantes, voilà un livre indispensable :

Dans Curieuse jointure une étrange créature, plutôt végétale, berger et amoureux, voit débarquer d’une vaisseau ce qu’il prend pour un présage. Un présage auquel il ne comprend pas grand-chose. Incompréhension, étonnement, et tout l’humour noir délicieux de l’auteur en quelques pages et une chute très drôle.
Descente est une nouvelle se déroulant dans le monde de La Culture. Un être, rescapé d’une attaque sur une planète désertique va tenter, avec l’aide de son scaphandre intelligent de rallier la base lointaine où des secours pourraient l’attendre. Exploration de la douleur, de la folie, de la solitude de l’espoir et du désespoir, mais également de la fidélité. Un très beau texte, très émouvant.
Nettoyage pourrait appartenir au cycle. Où comment des erreurs de livraison d’objets clairement peu utiles mais d’une technologie très avancée sur Terre pourraient créer un chaos absolu en pleine guerre froide. L’humour, la lucidité un peu désespérée et l’intelligence de l’auteur en quelques pages.
Fragment, seul texte qui ne soit pas de la science fiction est pour moi l’essence même de l’art de la nouvelle : une belle réflexion sur la liberté et les religions, et une chute dans le dernier paragraphe qui vous retourne comme une crêpe. Du moins pour les pas trop jeunes d’entre nous qui ont la référence. Je n’en dis pas plus, ce serait abominable de relever la chute.
L’essence de l’art qui donne son titre au recueil est en fait une novella qui amène La Culture en contact avec notre Terre. Le procédé n’est pas nouveau, utiliser un oeil extérieur pour décrire les étrangetés du nôtre. Un certain Montesquieu l’avait déjà utilisé. Iain Banks le fait à merveille, et exprime de façon plus directe qu’habituellement ses opinions. Exemple, voilà comment un citoyen de cette Culture hédoniste et anarchiste juge la Terre : « La Terre a déjà de quoi nourrir chacun de ses habitants, et au-delà, chaque jour ! Un fait si bouleversant au premier abord qu’on se demande pourquoi les opprimés de la planète ne se sont pas déjà dressés dans l’embrasement d’une juste fureur … Mais ils ne le font pas, infectés qu’ils sont par ce mythe de l’intérêt individuel bien compris, ou ce poison de résignation dispensé par la religion : soit ils cherchent à grimper en haut de la pyramide pour pouvoir à leur tour chier sur les autres soit ils se sentent en toute sincérité flattés de l’attention que leur accordent leurs prétendus supérieurs en leur chiant dessus ! De mon point de vue, ceci est typique du plus prodigieux et arrogant usage du pouvoir et d’avantages acquis – avec la meilleure conscience … Ou bien d’une stupidité à peine croyable. » Voilà, c’est dit.

Iain Banks / L’essence de l’art, (The state of the art, 1991), Le livre de poche (2018) traduit de l’anglais par Sonia Quémener.

Jardins de poussière

Après La ménagerie de papier j’ai eu envie de continuer d’explorer le talent de Ken Liu. Avec le recueil de nouvelles suivant : Jardins de poussière. 25 nouvelles qui explorent des futurs, des présents parallèles, le passé, les relations familiales, les chocs de cultures. 25 nouvelles émouvantes, brillantes, étonnantes. Le reflet du talent de leur auteur.

LiuLe jardin de poussière, où comment l’art peut sauver une mission spatiale.

La fille cachée et Bonne chasse, deux nouvelles qui font hommage à l’imaginaire chinois, avec ses combattants virevoltants, ses démons et fantômes, mais qui savent aussi nous surprendre, aller au delà des combats, pour nous émouvoir, où révéler une autre magie dans un univers qui vire au steampunk sans perdre sa fantaisie et sa poésie. Le tout sans oublier des contextes historiques qui voient, là-bas comme ici, les plus faibles souffrir. Magistrales.

Rester, et Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes se déroulent dans un futur post-apocalyptique particulier. Il y eu la Singularité, et le premier homme qui s’uploada. Ce fut l’an zéro. Au début limité aux plus riches, qui seuls pouvaient se payer cette forme d’immortalité, la pratique c’est répandue. Maintenant ils ne sont plus qu’une poignée à survivre dans des villages, avec du matériel obsolète, alors qu’à l’extérieur les animaux sauvages et les vandales ont pris possession de la Terre. Le narrateur et son épouse Carol font partie de ceux là. Et ils s’inquiètent pour leur fille Lucy qui grandit et pourrait être tentée par la numérisation. Bien des années plus tard Sarah grandit dans un espace quadridimensionnel, avant de passer à plus. Elle reçoit la visite d’une de ses mères, qui vient lui annoncer que dans 45 ans, une broutille, elle va partir définitivement, pour transporter sa conscience sur une planète lointaine. 45 ans, juste de temps de voir la Terre, en vrai, et de se dire au-revoir. Deux nouvelles très belles, sur les relations parents/enfants, sur la liberté de chaque génération, et les incompréhensions qui en découlent.

Souvenirs de ma mère conclue ce trio, de belle manière, encore une relation mère/fille, étrange, décrite en quatre pages très émouvantes.

Le fardeau est une variation brillante, originale et non dépourvue d’humour sur la façon dont on peut tenter de comprendre une espèce extraterrestre disparue depuis longtemps. Ainsi qu’une réflexion sur l’orgueil de certains universitaires …

Avec Nul ne possède les cieux, Ken Liu explore le monde de sa saga qui commence avec La grâce des rois. Dans ce monde de fantazy d’inspiration chinoise où, parallèlement au steampunk d’inspiration victorienne, c’est la maîtrise des airs via cerfs-volants et dirigeables qui change le monde, il décrit là le tournant, quand un jeune ingénieur de Xana va donner à son roi le moyen d’être le maître des Cieux grâce à ses dirigeables militaires. Une belle histoire, une réflexion sur la science, l’envie de connaître, et comment les résultats sont dévoyés par le pouvoir.

Les nouvelles suivantes explorent, entre autres, les relations et différences entre les deux cultures de l’auteur.

Long-courrier est une uchronie. Dans les années 60, le transport par dirigeables est devenu à la mode, une façon pour la Chine de contourner les taxes imposées à ses produits par les USA en les masquant sous une taxe carbone. On y vit un voyage auprès d’un couple de pilotes, lui américain, elle chinoise, raconté par un journaliste.

Nœuds en quelques pages, et avec de très belles descriptions d’une culture ancestrale de l’Himalaya illustre de façon implacable le pillage du Sud par le Nord, le cynisme sous couvert d’étude d’une autre culture, et la saloperie des Monsanto et autres spécialistes du brevet sur le vivant.

Sauver la face, tout en mettant en lumière les incompréhensions et les préjugés entre américains et chinois, remet également l’humain au centre des discussions, face à ceux qui prétendent que l’Intelligence Artificielle est beaucoup plus efficace.

Une brève histoire du tunnel transpacifique est une superbe nouvelle, une uchronie dans laquelle la crise de 29 trouve une solution dans la construction d’un pharaonique tunnel entre Chine, Japon et USA. Dans ce monde, le Japon est dès 1930 une grande puissance, la crise est jugulée, la guerre de 14-18 est la dernière guerre mondiale … Mais le Japon continue longtemps son expansion et ses atrocités en Asie, et au moment où les mouvements noirs demandent l’égalité aux US (nous sommes dans les années 60), le couvercle est complètement étanche côté asiatique. Jusqu’à la rencontre d’une américaine et d’un ancien ouvrier tunnelier … Très belle nouvelle, toute en finesse, en empathie, à la fois très dure et très humaine. On reconnaît bien là la patte de l’auteur de L’homme qui mit fin à l’histoire.

Jours fantômes conclue ces histoires de différences de cultures et d’héritage en prenant du recul. Trois périodes sont évoquées : Hong Kong sous domination britannique en 1905, un immigré originaire de Hong Kong dans une université américaine en 1989, et très loin dans le temps et l’espace, sur une exoplanète dont les premiers habitants sont morts depuis longtemps, en 2313. Brillante variation, sur le poids du passé, l’importance de l’héritage et les différences culturelles. Toujours avec beaucoup d’empathie.

Ce qu’on attend d’un organisateur de mariage est un petit texte humoristique qui voit des gens devenir le lieu de mariage d’entités qui leur apporteront certains bénéfices.

Quarante huit heures dans la mer du Massachussetts est une projection, sur une Terre en grande partie inondée qui éclaire, à sa façon, sur la difficulté qu’il y a à décider pour d’autres, et sur la responsabilité de chaque décision importante. Le tout en plongeant pour visiter les coraux qui se sont développés autour d’Harvard …

Empathie byzantine nous place dans un futur très proche où une activiste tente de créer un moyen de contourner la place des ONG qui choisissent leurs combats en fonction des intérêts des pays qui les abritent. Où pour être plus clair arriver à aider des populations que les politiques des grands empires (américains et chinois) n’ont aucun intérêts à aider, quelles que soient les souffrances subies. Nouvelle dure, sans illusion et sans concession.

Animaux exotiques explore une possibilité qu’aurait un futur proche d’exploiter les plus faibles, quitte à en créer si on n’en pas assez sous la main. Avec ses chimères, hommes-animaux réduits à l’esclavage. Une nouvelle bien pessimiste …

Les deux nouvelles suivantes nous montrent comment il n’est pas si simple de régler les problèmes humains au moyen de la technologie. Vrais visages tente de contourner le biais de jugement dans la carrière professionnelle selon l’appartenance ethnique et sociale en imaginant des masques qui empêchent toute identification. Moments privilégiés nous met dans la peau d’un créateur en robotique qui pense, au moins en début de carrière, que l’on peut tout régler avec des robots, tout nettoyer avec de faux rats, remplacer les moments difficiles de la maternité et de la paternité avec un robot … Mais, car il y a un mais …

Imagier de cognition comparative pour lecteur avancé et La dernière semence imaginent le voyage spatial comme ultime espoir d’une humanité en bien mauvais état.

Sept anniversaires explore le long, très long terme de l’avenir de l’humanité, dans une hypothèse liée aux nouvelles sur la Singularité, et en prenant en compte des préoccupations très différentes. La nouvelle a déjà été publiée dans un hors série. Intéressant mais moins émouvant que d’autres nouvelles.

Printemps cosmique nous amène encore plus loin, plus loin que tout, à la fin de l’hiver de l’univers, avec la petite leur d’espoir d’une nouvelle naissance.

Ken Liu / Jardins de poussière, Le Bélial (2019) traduit de l’anglais par Pierre-Paul Duranstanti.